Article publié dans le Bilan Opinions du 12 juin 2025
Au tout début de ma carrière, lors d’un assessment center[1], un évaluateur m’avait indiqué que mon profil correspondait à celui d’un « dirigeant ». Cela m’avait initialement flatté. Parmi les raisons invoquées, il soulignait ma capacité à ne pas partager toutes les informations, à en conserver certaines confidentielles dans l’intérêt de l’entreprise et de ses collaborateurs. À assumer et « prendre sur moi ». J’avais alors accueilli cette observation avec une certaine surprise. Cela ne sonnait pas du tout comme une qualité, mais plutôt comme un point de réserve.
Notre passionnante profession de spécialistes en recherche et évaluation de cadres dirigeants, nous expose quotidiennement à beaucoup de dirigeants talentueux. Chaque jour, nous constatons que cette posture est souvent une qualité, voire une nécessité ; ne pas pouvoir tout partager, devoir assumer seul ses doutes, porter des décisions impopulaires pour assurer la pérennité de l’entreprise : cette forme de solitude constitue l’un des défis les plus constants de la fonction.

Toute prise de décision engageant fortement l’avenir de l’organisation crée un isolement, à la fois intellectuel et émotionnel. Il faut accepter de ne pas plaire à tout le monde en portant simultanément le poids de la victoire et la crainte de la chute. Une hésitation — même si nous connaissons tous l’importance, théorique, de montrer sa propre vulnérabilité et authenticité — peut, en période de crise, fragiliser la confiance interne, perturber les collaborateurs, inquiéter les parties prenantes et même impacter les marchés financiers. Savoir dire que tout va bien, même si quelques soucis subsistent mais sont en voie de résolution. Un white lie pour éviter d’inutiles turbulences. Comme un canard sur un lac, garder une posture sereine alors que sous l’eau on remue les pattes frénétiquement pour avancer.
Selon une étude menée par la Harvard Business Review, près de 61 % des dirigeants d’entreprise déclarent ressentir une forme de solitude dans l’exercice de leurs fonctions, et 70 % d’entre eux estiment que cette solitude a un impact négatif sur leur performance.
Accompagnant également de nombreuses entreprises familiales à succès, nous observons fréquemment ce phénomène, notamment dans les phases de transition générationnelle. Lorsque le dirigeant appartient à une nouvelle génération, il est parfois entouré d’un management ou de collaborateurs issus de la précédente, avec des repères et une grille de lecture qui ne correspondent plus aux enjeux actuels ou simplement à la vision de la nouvelle génération. Dans certains cas, cette configuration génère de la méfiance, voire de la résistance passive dans l’organisation, face à la nouvelle vision portée par le leadership émergent. Et un sentiment de solitude pour la nouvelle génération.
Le besoin pour ces dirigeants de s’entourer de profils en résonance avec leur vision devient alors fondamental — non seulement pour faire avancer le projet d’entreprise, mais aussi pour sortir de cette forme d’isolement stratégique.
Dans ce contexte, le rôle des administrateurs indépendants, à la fois proches des enjeux et suffisamment distanciés de l’opérationnel, prend toute sa valeur. En tant que sparring partners, ils apportent un regard extérieur, critique et bienveillant, permettant au dirigeant de confronter ses idées, d’affiner sa stratégie, de partager ses inquiétudes, sans compromettre la dynamique interne. Et de réduire son sentiment de solitude face aux défis.
Nous sommes tous humains, tous « animaux sociaux » ayant besoin d’échanges et de miroirs pour valider nos positions. Il n’y a rien de honteux à le reconnaître et à rechercher le soutien d’autres personnes compétentes et bienveillantes. Le reconnaître ne diminue en rien la valeur d’un dirigeant — au contraire, cela la magnifie.
[1] Assessment center : méthode d’évaluation regroupant plusieurs exercices simulant des situations professionnelles, permettant d’observer et d’analyser les compétences comportementales et managériales des candidats.